dimanche 27 octobre 2013

Les Principes et Exercices Spirituels de la Philosophie Épicurienne

Avant-propos : deuxième billet à propos des philosophies antiques, cette fois-ci sur les principes épicuriens. Comme pour le stoïcisme, peu d'écrits ont été sauvés et nous sont parvenus intacts, et ce bien qu’Épicure fut un écrivain très fécond avec environ trois cents ouvrages. Hélas, il ne nous reste à disposition de l’œuvre d’Épicure seulement quelques sentences et maximes, ainsi que trois lettres se rapportant chacune respectivement à l’une des trois parties de la philosophie épicurienne (la physique, la canonique et l’éthique). Les notions développées ci-dessous proviennent principalement de la Lettre à Ménécée qui traite de l’éthique. 





Contrairement à ce qui est communément associé au terme "épicurien", Épicure montre qu'il faut avoir une vie particulièrement austère, une vie où le plaisir n'est pas dans la chair, mais dans l'ataraxie, c'est à dire l'absence de troubles. En effet, selon lui, le malheur des Hommes provient du fait qu'ils craignent des choses qui ne sont pourtant pas à craindre et qu'ils désirent des choses qu'il n'est pas nécessaire de désirer et qui de toutes façons leur échappent. Leur vie se consume ainsi dans le trouble des craintes injustifiées et de désirs insatisfaits. L'ataraxie est la seule voie possible pour atteindre la paix de l'âme ; la suppression des craintes et des désirs permet l'accès au plaisir.

Quels sont les principes épicuriens ?


La philosophie d’Épicure se résume en une seule maxime à travers le tetrapharmakos, le quadruple remède : "Les dieux ne sont pas à craindre, la mort ne donne pas de souci, le plaisir est facile à obtenir et la douleur, facile à supporter."

Les dieux ne sont pas à craindre
Les dieux dans l'Antiquité sont représentés sous diverses formes avec diverses fonctions. Ils tiennent une place importante sur ce qui advient après la vie, dans leur royaume. Cet espace inconnu - après la mort - est, de fait, l'objet de toutes les imaginations et de tous les fantasmes sur la puissance de ces dieux. Toutefois, l'inconnu suscite la crainte, et celle-ci contamine aussi le moment présent, le vivant. La démarche d’Épicure consiste à considérer l'ensemble de la nature comme physique, matérielle, sans aucun lien avec des éléments, substances, organisations métaphysiques quelconques issus des dieux ou d'autres croyances. La position d’Épicure relève d'une philosophie immanente : il n'y a pas, selon lui, de transcendance quelconque qui se trouverait au-dessus des Hommes et serait représentée par des dieux, des mythologies ou autres. Ce n'est pas pour cela qu'ils n'existent pas mais ils n'ont pas d'actions envers les Hommes qui agissent, vivent, évoluent dans un plan d'immanence le plus parfait. Tout est ici et maintenant, pris en charge autant que mis en œuvre par les Hommes, que ce soit le bien comme le mal, le bon et le mauvais, l'éthique et la morale. Les Hommes n'ont pas à craindre la colère des dieux, ni une vengeance ou punition ; ils n'ont pas non plus à en attendre des bienfaits, récompenses ou miracles. Ce principe d'immanence irrigue toute la philosophie épicurienne. Si tout est matériel, l'âme l'est aussi. Par conséquent l'âme peut être façonnée, notamment par soi. Et ce travail de la pensée, de la réflexion sert à montrer des évidences comme le fait que les dieux ne sont pas à craindre, ou encore que la mort n'est rien.

L'inexistence de la mort
Nier l'existence de la mort est une façon de ne pas la craindre. En effet, le fait de placer chaque jour la mort devant soi permet d'atteindre la grandeur d'âme. Cet exercice quotidien de la mort est l'un des points communs entre l'épicurisme et le stoïcisme. La mort est toujours à apprivoiser, c'est une donnée avec laquelle chacun doit composer de son vivant. Simplement dans l'épicurisme la mort est à mépriser, à nier car elle est inexistante. En effet, la mort nous est tout à fait étrangère, elle n'est pas là puisque nous sommes en vie, il est alors impossible de spéculer dessus, ou alors à mauvais escient. C'est dans la Lettre à Ménécée qu'il expose cet avis :  "Accoutume-toi à penser que la mort, avec nous, n'a aucun rapport ; car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or, la mort est privation de sensation. [...] Le plus terrifiant des maux, la mort, n'a donc aucun rapport avec nous, puisque précisément, tant que nous sommes, la mort n'est pas là, et une fois que la mort est là, alors nous ne sommes plus. Ainsi, elle n'a de rapport ni avec les vivants ni avec les morts puisque pour les uns elle n'est pas, tandis que les autres ne sont plus."

Subvenir aux désirs naturels et nécessaires
Il s'agit de se méfier des plaisirs qui ne sont pas naturels et semblent pouvoir rendre heureux. Le plaisir est constitutif de nos désirs et il s'agit pour atteindre le plaisir et être heureux, de savoir contrôler ses désirs. Épicure explique que ce sont ces désirs qui d'ailleurs sont communs aux Hommes et aux animaux. Il y a des désirs naturels et nécessaires, des désirs naturels mais non nécessaires, et des désirs non naturels et non nécessaires.
  • Les premiers désirs, naturels et nécessaires, sont les désirs fondamentaux que sont manger et boire. Il est naturel de manger et de boire, et c'est nécessaire pour se maintenir en vie. Ces désirs sont ceux qu’Épicure invite à rechercher exclusivement. La vie heureuse est fondée sur cette recherche de plaisirs simples, de modération.
  • Les deuxièmes désirs sont les désirs naturels mais non nécessaires. Le fait de manger des plats fins ou de se nourrir avec excès, l'activité sexuelle également, peuvent être classés dans cette catégorie.
  • Les troisièmes et derniers désirs sont ceux qui ne sont ni naturels ni nécessaires. Se trouve parmi ceux-là la recherche de l'argent, du pouvoir, des honneurs. Ces désirs non seulement ne sont ni naturels ni nécessaires à l'Homme pour vivre, mais lui sont nuisibles dans sa quête de vie heureuse.

Cette division des désirs ne suppose pas seulement que la vie heureuse réside dans l'obligation de vivre d'un peu d'eau et de pain, mais fonde la vie heureuse sur l'ataraxie. Épicure remet les choses à leur juste place, et montre que la vie heureuse dépend non pas d'un hasard ou d'un destin, mais des choix que l'on fait. Il faut donc se demander pour tout désir s'il est naturel et nécessaire, sachant que dans le cas contraire, si on ne le satisfait pas, il ne s'agira pas de souffrir car il n'est pas constitutif d'une vie heureuse.

Quels exercices spirituels y sont associés ?


C'est dans les trois lettres à ses disciples que l'on peut trouver des exercices spirituels chez Épicure, surtout dans la troisième, celle adressée à Ménécée, puisqu'elle s'interroge sur les modes de vie.

Comme chez les stoïciens, la pratique de la philosophie épicurienne prend corps dans la concentration sur soi, la prise de conscience de soi qui se trouve mise en place dans l'ascèse. Cette ascèse consiste à se concentrer sur les désirs naturels et nécessaires, à porter aussi son attention sur la conscience du moi dans le présent, en évitant de projeter ces désirs dans le futur. C'est pourquoi aussi la méditation, la concentration est intimement liée à l'exercice de la mort qu'il faut garder à l'esprit : il faut vivre chaque moment comme s'il était le dernier.


Le tetrapharmakos doit être vécu en continu pour être réellement efficace. Il s'agit de l'exercer quotidiennement pour l'ancrer dans la conscience. Ce tetrapharmakos rassemble en effet toutes les propositions épicuriennes : les dieux ne sont pas à craindre, puisqu'ils ne sont pas de ce monde. La mort n'est pas à craindre, puisque tant que nous sommes vivants elle n'est pas là, et quand nous serons morts elle ne sera plus là. Le plaisir est facile à se procurer, car il s'agit de se contenter des choses naturelles et nécessaires. Enfin la douleur est facile à supporter, car elle est soit éphémère, soit si terrible que l'on finit par en mourir.

L'ataraxie, c'est aussi l'absence de troubles acquise par l'anticipation, mais pas par une préméditation des maux comme chez les stoïciens. Épicure parle plus précisément d'une vue des choses utiles ou nuisibles. Dans la lettre à Hérodote, il fait allusion à ces anticipations en recommandant d'opérer des "projections" de la pensée sur les choses, de se demander par exemple : est-ce que cette action sera utile d'une façon ou d'une autre si je l'accomplis? quelle conséquence aura cet acte si je l'effectue? cela peut il être nuisible? Voilà les simples questions que recommande de se poser Épicure, cela dans le seul objectif de porter à la conscience les conséquences des actions que nous menons ou nous allons mener en essayant autant que faire se peut de les projeter en termes d'intérêts ou nuisances possibles.

Dans la Lettre à Ménécée, Épicure souligne la similitude entre la recherche philosophique et la recherche du bonheur : "Celui qui dit que le temps de philosopher n'est pas encore venu, ou que ce temps est passé, est pareil à celui qui, en parlant du bonheur, dit que le temps n'est pas venu ou qu'il n'est plus là."

Pour conclure : loin des idées préconçues sur l'épicurisme, cette philosophie se montre également exigeante et repose sur une ascèse stricte. Sa force repose sur le fait que ses principes puissent être résumés par une simple maxime qu'il est aisé de conserver à l'esprit afin d'appliquer quotidiennement ce quadruple remède. Cette philosophie a-t-elle votre préférence par rapport au stoïcisme? Ses principes vous semble-t-il plus facilement applicables? 

lundi 21 octobre 2013

Les Principes et Exercices Spirituels de la Philosophie Stoïcienne

Avant-propos : pour ce billet, je vous propose quelque chose de totalement différent (en tout cas pour l'instant). Je vais aborder dans cet article, et quelques autres dans un futur proche, une synthèse de plusieurs principes issus de différents courants de philosophie antique grecque. Ces principes et les exercices spirituels qui les accompagnent visent à me servir de bases de réflexion pour la création d'un jeu (d'une forme non encore déterminée) autour de ces thèmes. Pour cette nouvelle série d'articles, je vais débuter par la philosophie stoïcienne, dont les grands principes sont parvenus jusqu'à nous grâce au manuel d’Épictète. Les quelques notions résumées ci-dessous sont principalement tirées du livre "Exercices Spirituels, Leçons de la Philosophie Antique" de Xavier Pavie.


Quels sont les principes stoïciens ?

 

Vous trouverez ci-dessous une liste non exhaustive de ces principes :

  • vivre en harmonie avec la nature,
  • maîtriser les passions qui nuisent à son âme par sa propre imagination,
  • accepter et comprendre que tout ce qui arrive est conforme à un certain ordre universel,
  • préméditation des maux pour assurer la paix de l'âme et permettre une constance de l'âme, une sérénité permanente,
  • que le bien moral, à lui-même sa propre récompense, est la volonté de faire le bien, savoir juger chaque circonstance de la vie en s'en tenant à l'objectivité et accepter les événements ne dépendant pas de nous,
  • réaliser que les hommes sont malheureux parce qu'ils cherchent à atteindre des choses, des biens, qu'ils risquent tout simplement de ne pas obtenir,
  • avoir l'obligation de l'exercice quotidien sur soi à pratiquer en vue d'être "meilleur",
  • se détacher de ses désirs en distinguant ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous,
  • avoir une morale de l'effort : pratique de l'anticipation, projection de situations qui provoqueraient tristesse ou malheur. Profiter du moment où l'on est sans souci pour préparer son esprit à ce qui pourrait advenir,
  • savoir surmonter ses sentiments et sa tristesse, comprendre que ce qui advient n'est pas dépendant de nous,
  • de toute chose il ne faut pas être dépendant, que ce soit de la famille, encore plus de la gloire, ou de la richesse à laquelle il ne faut pas accorder d'importance,
  • ne jamais se croire en possession de quoi que ce soit,
  • ne pas considérer et encore moins souhaiter que les choses adviennent comme on le voudrait mais d'accepter que les choses arrivent comme elles arrivent,
  • pratiquer des exercices spirituels : se promener seul pour méditer, réfléchir sur ces projections, d'en profiter pour converser avec soi même. Avoir en permanence à l'esprit ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas.
Comme toute philosophie antique, celle-ci repose nécessairement sur la mise en adéquation des pensées et des actes. Le discours se doit d'être indissociable de la pratique et n'est même véritablement pertinent qu'à travers elle. Seule la mise en œuvre montre l'intérêt du discours. Pour ce faire, chaque philosophie propose de s'exercer à l'application de ses principes au travers d'exercices spirituels.
 

Quels exercices spirituels y sont associés ?


La mise en œuvre d'exercices spirituels s'effectue à la fois dans la pensée et le réel. Il s'agit d'élaborer une attitude intérieure qu'il faut confronter au réel et de contrôler la pensée au moment même où l'on est confronté au réel. Les confrontations au réel relèvent d'un travail, d'une épreuve, qu'il faut accompagner d'un travail de pensée de soi sur soi.

Un épanchement de l'âme qui nous porte vers les autres par obligation ou désir naturel risque de nous faire perdre le contrôle de nous-mêmes. Pour l'éviter, il s'agit de se répéter à soi même par un exercice de la pensée l'évitement de cet épanchement. Ainsi lorsqu'on embrasse son enfant, un proche, un ami, il s'agit de se répéter: "demain tu mourras", "demain, c'est moi qui partirai en exil et nous nous quitterons". Il s'agit par cet exercice spirituel de percevoir la fragilité de l'âme face à l'épanchement naturel, et de l'éviter le plus possible.

Un autre exercice est de savoir prendre de la distance face aux choses mais également d'avoir la capacité de s'en approcher le plus possible pour les définir et décrire pour en fixer la valeur. La description très analytique va même provoquer jusqu'à une forme de dédain vis-à-vis des choses environnantes qui auparavant pouvaient susciter de l'émotion. La prise de conscience de cette méprise à propos des éléments va nous permettre de nous libérer des choses et des sentiments dont nous risquons d'être dépendants. L'application de cette méthode stoïcienne permet de recouvrer ou de préserver notre liberté. Cet exercice de regard et cette nomination des différentes parties, aspérités, dans ses dimensions infimes, vont montrer la complexité de la réalité de l'objet, la fragilité de son existence. L'objectif de cet exercice est la compréhension et la description du monde dans l'intention d'acquérir de la grandeur d'âme.

Chez Épictète, l'exercice pourra prendre la forme d'une promenade. Il demandera de se promener, de regarder ce qui se passe autour de soi, de comprendre les différentes représentations qui s'offrent à soi, de s'exercer à les définir, de jauger ce en quoi elles consistent, notre dépendance par rapport à elle, etc. Épictète insiste aussi sur la nécessité de se remémorer un événement passé, de se rappeler sa nature, sa forme, son interaction avec le moi, le jugement à en avoir, etc.

Il faut une concentration sur les choses telles qu'elles peuvent être, une concentration également sur la conscience de soi. S'il n'éprouve pas de regret, ne se souvient de rien et ne pense pas au futur, c'est uniquement parce que le stoïcien cherche à se concentrer sur le présent, à poser son regard sur l'instant. L'instant, le moment présent, ce n'est rien d'autre que la conscience de soi, la conscience d'un moi agissant et vivant. Il faut savoir concentrer son attention sur ce qu'on pense sur le moment, sur ce qu'on fait à ce moment, sur ce qui arrive en ce même moment. C'est la seule possibilité de voir les choses réellement telles qu'elles se présentent à soi. A chaque instant pour les stoïciens, il faut que le philosophe soit parfaitement conscient de ce qu'il est et de ce qu'il fait.


Pour conclure : la philosophie stoïcienne est exigeante, et peu de personnes peuvent sans doute se vanter d'avoir atteint un stade avancé de sagesse correspondant à ses principes. On peut être d'accord avec une partie seulement de ses principes et en rejeter d'autres (ou ne pas voir l'intérêt de ceux-ci), et la mise en application de ces derniers demande une vraie implication personnelle. On verra dans de futurs articles, que certains considèrent cette philosophie comme l'aboutissement de toute recherche de sagesse. Et vous qu'en pensez-vous ? Vous verriez-vous appliquer certains de ces principes ou exercices spirituels dans votre vie quotidienne ?

lundi 14 octobre 2013

Sur l'importance de la notion de "choix" dans le jeu de rôle

Avant-propos: le jeu de rôle tend vers un idéal, celui où n'importe quoi peut être tenté, tant que cela reste plausible par rapport aux capacités d'un personnage et à la situation présentée. La sacro-sainte liberté de choix des joueurs est un graal souvent recherché mais rarement atteint. Le système de jeu peut-il avoir une influence sur cette liberté de choix ?  

Sans conflit interne il n'y a pas de choix, seulement des décisions


Il faut bien différencier la notion de décision de celle de choix. La première se base sur la raison, sur une évaluation, et il ne s'agit de choisir qu'entre des options parmi lesquelles une est clairement meilleure que les autres. La seconde, le choix véritable, requiert par contre de dépasser un conflit interne. Pour le dire autrement, pour qu'un choix véritable apparaisse, il faut que vous ayez deux objectifs qui entrent en conflit l'un avec l'autre. Vous devez alors choisir quel objectif vous voulez poursuivre au dépend de l'autre.

Le problème dans de nombreux jeux, c'est qu'un seul objectif est présenté aux joueurs (ou plusieurs objectifs mais qui ne sont pas en conflit). Du coup, il n'existe pas de choix à faire, seulement une évaluation et une décision à faire sur la meilleure méthode à utiliser pour atteindre cet objectif.

D&D4: du délicat équilibre entre le choix optimal et celui fictionnel


Le mode de jeu par défaut est : "quelle est l'action optimale que doit entreprendre maintenant mon personnage en tenant compte de la gamme de ses actions possibles ?". Il y a de fortes conséquences mécaniques si l'on suit une tactique de jeu médiocre. Donc, en faisant passer au premier plan les motivations d'un personnage, on pourrait penser que ses actions prennent d'autant plus de poids. Autrement dit, le fait qu'il existe des décisions optimales renforcerait le choix de faire du roleplay avec son personnage, car pour accomplir un objectif qui leur est propre il devrait alors sacrifier une action optimale...

Mais est-ce vraiment une manière de renforcer le poids du roleplay ? N'est-ce pas justement étrange ? Un jeu de rôle ne devrait-il pas être conçu de telle manière qu'on ne puisse pas ignorer ce qui a lieu dans la fiction ?

Même s'il est possible de favoriser une décision allant à l'encontre d'une action optimale en cours de jeu, au moment de la progression du personnage on retombe dans le schéma d'optimisation recherché et favorisé par le "cycle de récompense" du jeu. Et une fois en jeu, on n'a qu'une hâte c'est de tester ses tous nouveaux pouvoirs/talents, ce qui amène souvent à constater au bout d'une session de 3-4 heures de jeu avec 2-3 rencontres : "on s'est tellement éclaté qu'on a encore oublié de faire du roleplay !".

En focalisant D&D entièrement sur les mécaniques de combat, on simplifie de fait le jeu à un simple objectif. Cela tend à créer la recherche de l'effet "meilleure combinaison de pouvoirs/talents".  Soit vous jouez avec cette optimisation en tête, soit vous allez être dépassés en jeu par ceux qui suivent cette voie. Si au contraire vous encouragez plusieurs objectifs, le combat n'en étant qu'un parmi d'autres, vous ouvrez la possibilité d'avoir d'autres combinaisons optimales par rapport à d'autres objectifs. Sans que cela n’ôte la nécessité d'assurer un certain équilibre entre les différentes options, cela permet d'éviter d'avoir des personnages qui finissent par tous se ressembler "mécaniquement".

Mais l'équilibre, est-ce vraiment ce qu'il faut rechercher en jeu de rôle ? La recherche d'équilibre est souvent la réponse à une forme d'échec à proposer des choix intéressants, celui de la stratégie dominante (tiens, tiens...). Vous pouvez aussi avoir un manque de choix intéressants si tous les choix sont équivalents, ou s'ils ne sont en définitive que de faux choix. Ce qu'il faudrait plutôt rechercher comme expérience de jeu c'est d'arriver à provoquer chez les joueurs ce genre de réflexion : "si seulement j'avais fait x" pour que les choix effectués soient réellement significatifs.


Dogs in the Vineyard : quand le choix fictionnel s'impose sur celui optimal


Lors d'un enjeu élevé, la fiction qui naît de la discussion et des échanges "raise/see" peut s'imposer naturellement et faire que le joueur abandonne le conflit même s'il avait toutes les chances "mécaniques" de l'emporter. Avoir l'option d'abandonner comme moyen de valider la contribution d'un autre joueur dans le jeu fournit souvent les meilleurs moments de jeu.

Voici un exemple :
"Nous venions de juger que le Steward aurait pu se racheter pour ses crimes, et si nous l'avions jugé ainsi, alors cela aurait dû être la volonté de Dieu. Donc, cette femme [qui avait tué le Steward] s'était opposée à la volonté de Dieu!
Sœur Ellie [mon personnage] a immédiatement sorti ses flingues, a prononcé un jugement rapide sur la femme ("c'est la volonté de Dieu et vous devez mourir pour cela"), et s’apprêtait à tirer. Mais sœur Marika (jouée par Iain) était complètement contre ce jugement. Et c'est ainsi qu'a commencé le plus cool conflit de la campagne! Pas besoin de "réfléchir à l'enjeu" - le conflit était évidemment centré sur le fait de savoir si Sœur Ellie allait tué la femme ou non? Après plusieurs attaques et défenses, Marika a finit par prendre une balle pour la femme, et a été handicapée à la fois dans la fiction - se tordant de douleur au sol - et aussi en termes de jeu, puisque Iain était presque à court de dés.
Puis vint le retournement de situation. Iain poussa en avant quelques dés minables - comme deux 3 ou quelque chose comme ça - et fit dire tranquillement à la pauvre Marika "N'essaie pas d'être un bon Dog. Fait seulement ce que doit faire un Dog.".
Cette attaque a eu un tel effet sur moi que je me suis retrouvé sans voix, et à travers moi, sœur Ellie l'était aussi. J'ai regardé le gros tas de dés qu'il me restait et je ne pouvais en aucune façon les jouer en défense contre cette attaque sans invalider la signification des mots de Iain. Alors j'ai poussé mes dés de côté, et dit les deux meilleurs mots dans DitV: j'abandonne."


Dans le cas précis de cet exemple:

- Le système ne pousse pas le joueur à concéder, il le pousse à continuer et, au vu des dés, à gagner ce conflit. 
- Le joueur choisit d'abandonner non pas grâce à la partie mécanique du système, mais grâce aux envies du joueur (en fait, malgré la mécanique de résolution, qui semble le donner gagnant, et donc devrait le pousser, mécaniquement, à continuer).
- Il justifie le fait de ne pas suivre ce vers quoi le pousse la mécanique en invoquant la fiction.

L'essentiel de DitV se base justement sur l'opposition et la tension créées entre ce vers quoi te pousserait le système de résolution et ce que cela imposerait à ton personnage de réaliser dans la fiction. La démarche créative narrativiste est renforcée par ce biais justement parce qu'elle te demande constamment: "est-ce que tu es bien sûr de vouloir aller jusque là dans la fiction pour remporter mécaniquement le conflit ?". Ce qui n'est rien d'autre que la prémisse de DitV.

Pour conclure : par comparaison à d'autres jeux, pouvoir faire des choix véritables est une composante essentielle du jeu de rôle. Selon moi, cette notion de choix est une des clés de la définition du jeu de rôle. En ôtant toute possibilité aux joueurs de faire des choix significatifs, on enlève la raison première de faire du jeu de rôle. Y-a-t-il des systèmes de jeu qui favorisent ou au contraire découragent cette approche ? Qu'en pensez-vous ? 

lundi 7 octobre 2013

MJ : maître de jeu, meneur, arbitre, animateur, facilitateur, ambianceur, et puis quoi encore ?!

Avant-propos : j'ai suivi, il y a peu, une formation pour devenir formateur occasionnel et tout le long des deux jours qu'a duré cette formation, je n'ai pu m'empêcher de trouver en écho aux conseils de notre formatrice pour endosser au mieux le rôle de formateur, des notions qui renvoyaient aux fonctions du MJ. Voici ce que j'en ai retenu, peut-être y trouverez-vous comme moi quelques conseils utiles pour mieux endosser votre rôle de MJ, quelles que soient les fonctions que vous mettez derrière ce nom.


Les 4 rôles du formateur


En plus de l'expertise sur le domaine dans lequel le formateur doit intervenir (qui est un pré-requis naturellement), voici les 4 qualités que doit développer un formateur.

Orateur
Il s'agit d'utiliser un langage accessible, d'expliciter son propos, et retenir que la fluidité est plus importante que la qualité d'expression.

Animateur
Il s'agit d'occuper l'espace, d'alterner entre position assise et debout, de varier l'intonation et sa diction, d'alterner l'utilisation d'outils pédagogiques (ici donc plutôt de techniques de jeu), rythmer et ambiancer la session.

Pédagogue
Il s'agit de réussir à impliquer les participants, utiliser des questions ciblées, faire preuve de patience et de tolérance.

Manager
Il s'agit de se positionner en tant que leader (voir plus loin ce que cela implique), de gérer le groupe, de garantir l'équilibre (temps, participation, que chacun trouve sa place, faire des arrêts pour s'assurer que tout est clair, que tout le monde est dans le même train), de favoriser et assurer l'intérêt collectif, de maintenir la place de chaque participant, d'exercer une autorité constructive (différente de la notion de pouvoir) tout en sécurisant le groupe et en n'étant pas rigide sur le contenu.

Mise en oeuvre du Leadership


Voici les différentes notions et étapes qui se trouvent derrière l'idée de se positionner en tant que leader.

Phase de lancement
Elle comprend ce qu'on pourrait appeler un rituel de préparation, arriver un peu en avance, prendre un peu de temps seul avant de commencer. Il s'agit ensuite de présenter l'objectif collectif du groupe et la finalité de cette formation, bien clarifier pourquoi le groupe est présent et présenter clairement le contrat passé entre le formateur et les participants.

Distribution de la parole
Il s'agit d'établir clairement le cadre de communication, les règles de fonctionnement (prises de paroles, interventions, interruptions). Un tour de table peut être réalisé avec des questions orientées pour évaluer les attentes des différents participants, tout en alertant sur le fait que toutes les attentes ne pourront peut être pas comblées si elles sont trop différentes et trop éloignées du cadre prévu.

Préservation d'un avis / d'une opinion
Il s'agit de tourner de manière positive les interruptions et questions des participants, les inviter à participer mais de manière cadrée, faciliter la prise de paroles des personnes plus timides. Il s'agit également de ne pas rater les personnes qui seraient en désaccord, de leur demander ce qui les gênent ou sur quoi portent leurs désaccords, reconnaître leurs propos sans les censurer mais recadrer au nom de l'intérêt commun.

Recadrer / Gestion de l'auditoire
Il s'agit de savoir recadrer les participants par rapport à l'objectif de la formation (de la session), au sujet ou la question traitée, et à la gestion du temps disponible. Il s'agit de mettre en place une dynamique de groupe, qui part de la vision de chacun, passe par le compromis et se termine par la réalisation de l'objectif par un travail commun.

Faire des synthèses ponctuelles
Il s'agit de s'assurer que tout le monde est bien en accord avec ce qui vient d'être établi, et de désamorcer dès que possible tout désaccord qui pourrait resurgir plus tard sinon.

Un bon leader (et donc formateur, et a priori donc MJ), est celui qui parvient à conserver l'équilibre entre l'intérêt commun et l'intérêt individuel, il doit être directif sur la forme (autorité sur les règles implicites / explicites) et non directif sur le fond (droit à l'expression individuelle). En cas de déséquilibre, il peut devenir trop directif sur le fond (rigide, rigoureux) ou non directif sur la forme (laxisme, favorise trop l'ambiance, le plaisir individuel au détriment du groupe).

Pour conclure: que pensez-vous de ce rapprochement entre les fonctions de formateur et de MJ ? En voyez-vous d'autres indispensables ? Y-a-t'il d'autres méthodes pour favoriser la mise en place d'une dynamique de groupe ?