dimanche 25 août 2013

Le Vide Créatif

Avant-propos: ce post va aborder un élément important à considérer lors du design d'un jeu de rôle, ce que V. Baker appelle "The Fruitful Void". Il est primordial de prendre en compte cet élément de design lorsque l'on travaille à la création d'un jeu, que celui-ci veuille finalement favoriser une approche ludiste ou narrativiste. Nous verrons, à travers l'exemple de deux jeux au thème très similaire, comment un même aspect peut être traité très différemment...et avec des résultats très disparates.

Pour une question d'Honneur


L'Honneur dans L5A est un paramètre chiffré, et est sensé "refléter principalement la manière dont un samouraï évalue sa propre capacité a adhérer aux principes du Bushido et à obéir aux tâches assignées par son seigneur (...)" et de plus "Bien que l'Honneur soit initialement une mesure personnelle, cette caractéristique dispose aussi d'un aspect externe car l'Honneur d'un samouraï a un grand impact sur la manière dont il se comporte et donc la manière dont les autres le perçoivent.", et ce selon la page 70 de la quatrième édition du livre de règles. A partir de là, un personnage gagne de l'Honneur quand il accomplit des actions honorables, et il en perd quand il effectue des actions déshonorantes. C'est un compteur d'état indiquant si le personnage est en accord ou non avec les valeurs morales de Rokugan.

Le problème est que la référence morale n'est pas la même pour tous à Rokugan, il existe des conceptions divergentes de la nature de l'Honneur selon les différents Clans et aussi du fait qu'un samouraï puisse être un shugenja et non un bushi (et donc pas un combattant devant suivre les principes du bushido). Hors, dans un jeu de rôle, un paramètre de jeu doit obéir à des critères objectifs de résolution, sinon il peut être remis en cause à tout moment. Alors comment se satisfaire du fait, qu'un aspect comme l'Honneur qui est au cœur de L5A, soit basé sur une définition aussi floue et ne permettant pas à tous autour de la table d'en avoir une compréhension claire.


De l'aveu même de Timothy Kleinert, l'auteur de "The Mountain Witch", il n'a pas conçu son jeu en pensant "comment faire un jeu à propos de l'Honneur sans utiliser un score d'Honneur ?", mais il était surtout concerné par l'idée de créer une forme de tension entre les personnages/joueurs. Et cette tension en fait tourne autour de la question : "comment réussirais-je à me comporter honorablement face à des devoirs, des responsabilités et des loyautés conflictuels ?". La solution qu'il a trouvée pour accomplir cela c'est de donner à chaque personnage une raison de rester ensemble (Trust) et une de trahir (Fate): "je dois faire confiance aux autres rônins, parce que j'ai besoin de leur aide pour tuer la Sorcière de la Montagne. Ils doivent aussi me faire confiance pour la même raison. Cependant, ils ne peuvent pas me faire entièrement confiance parce que j'ai un objectif personnel (Fate) opposé aux leurs, et je ne peux pas leur faire confiance parce qu'eux aussi ont un objectif personnel opposé au mien. La Montagne essaie de nous tuer, nous devons nous entraider mais nous ne pouvons pas nous faire entièrement confiance. Que faisons-nous ?". Ces forces conflictuelles créent alors de la tension.


L'idée qu'il prône c'est que si vous voulez que quelque chose soit important aux yeux des joueurs, vous devez leur donner toute liberté et choix sur cet aspect. Selon lui, si vous automatisez cet aspect (en le régulant mécaniquement, en le laissant à la seule autorité du MJ, ...), les joueurs n'auront pas à y penser et alors ne s'en préoccuperont pas. A chaque fois que vous créez, lors de la conception d'un jeu, un point de décision, les joueurs sont alors forcés d'y penser et alors cela devient important en jeu. L'Honneur n'est plus alors une valeur chiffrée, mais il se traduit en jeu par les comportements et actions des personnages selon les choix des joueurs.

Creatio ex nihilo


Dans Dogs in the Vineyard (DitV), par exemple, le jeu est à propos de la foi, du pêché et du jugement, mais il n'y a aucune mécanique à propos de la foi, du pêché et du jugement, pas de score de foi, de points de jugement ou de mesure du pêché. Cependant, les mécaniques existantes, quand elles sont appliquées, poussent la situation de telle manière que la foi, le pêché et le jugement soient au cœur du jeu. A gauche se trouve un schéma de V. Baker qui montre les mécaniques de DitV en action. Le but de toutes ces flèches est de maintenir une pression sur les actions des personnages. Toutes les règles du jeu travaillent dans le sens d'être sûr que quelle que soit votre action, le jeu est et reste sous pression. Ainsi, il existe un vide dans les mécaniques de jeu en regard des thèmes abordés, le centre du tourbillon sur le schéma, mais il s'agit d'un vide créatif parce que les mécaniques existantes forcent les joueurs à répondre à ces thèmes.


Les jeux à tendance narrativiste ou ludiste sont des jeux à "dilemmes": s'il existe un meilleur choix évident (moralement pour le narrativisme, tactiquement pour le ludisme), alors le jeu en soit n'existe pas; l'intérêt d'un jeu c'est de devoir faire des choix difficiles parmi des options imparfaites mais toutes valables. Un jeu à tendance ludiste ou un scénario qui aurait (explicitement ou implicitement) une seule option stratégique optimale serait l'équivalent d'un jeu à tendance narrativiste où le concepteur ou MJ aurait déjà répondu à la question posée par la prémisse du jeu: le seul rôle alors des joueurs serait de la découvrir et de se "prosterner" devant sa vérité absolue.

Autrement dit, ce vide créatif qui existe dans certains jeux, et qui est comblé par les joueurs selon leurs décisions, c'est en fait le divertissement que nous procure un jeu même s'il n'existe pas de mécaniques ou de systèmes de récompense qui nous pousse à le rechercher.

Pour conclure: J'ai du mal à voir où se situe et en quoi consiste ce vide créatif dans les jeux à tendance simulationniste, des idées ? Connaissez-vous d'autres jeux où ce vide créatif apparaît clairement et pour lesquels les mécaniques de jeu ont été pensées expressément pour cela ?

2 commentaires:

  1. Très clair et je suis convaincu. Cela suscite quelques remarques.

    - Pour L5A, je trouve que l'Honneur est plutôt bien décrit. ce qui est flou, c'est le comportement à adopter pour être honorable. Et je trouve que c'est une bonne chose car c'est le dilemme des samouraïs je pense, donc des joueurs. Le jeu ne peut pas apporter sa vérité sur un concept qui nécessite une vie d'apprentissage. Par contre, est-ce créatif ? Les joueurs sont-ils poussés à trouver leur réponse ? J'ai envie de dire : au contraire. Les PJ vont rencontrer des PNJ qui vont commettre des actes terribles, contraint par leur sens poussé de l'Honneur. La réponse la plus évidente a souvent été "j'ai envie de rester libre de mes actes pour pouvoir faire ce qui est mieux pour le scéno (comprendre la réussite du scéno), peu importe si ça me rapporte de l'honneur ou pas". Et d'une manière générale, un PJ qui a un Honneur élevé ou faible ne sentira que peu de différence dans le jeu.
    Donc pour moi, si on faisait un schéma comme pour DitV, il manquerait une flèche pour fermer le tourbillon. Il ne manquerait donc peut être pas un élément chiffré au jeu mais plutôt une prise en compte dans la fiction. Il y a toujours la réponse "chaque MJ fait comme il veut. S'il veut ça comme problématique principale, il est libre de le faire." Oui bien sûr. Tu sais déjà ce que j'en pense.

    - pour DitV, je ne suis pas certain que ce soit les mécaniques de résolution qui poussent à mettre la foi, le pêché et le jugement au cœur du jeu. elles y contribuent bien sûr. Mais si tu prends un village sans dilemme, avec des PNJ tout blanc ou tout noir, et des problèmes de village qui n'ont rien à voir avec ça (la sécheresse, une bande de brigand et un enfant disparu), il ne se passera rien. La mécanique de création de village est primordiale (et les recommandations de problèmes et de PNJ), donc en 1 mot, le scéno. Ce qui est le cas de The Moutain Witch.

    - Puisque L5A traite très mal l'Honneur en terme de jeu (au point que s'il n'y avait pas ces petites cases à cocher ça ne changerait rien), est-ce un vide créatif ? Si les scéno du commerce mettait cette problématique en jeu à chaque fois, je pense que la réponse serait oui.

    - Effaçage du paragraphe car je viens de percuter sur un point : il faut une problématique pour avoir un vide créatif ! Des jeux qui n'offrent pas de dilemmes n'offrent pas de vide créatif (bon, il y a un vide, mais pas créatif !). Pour les jeux comme rolemaster ou DD, le dilemme, c'est comment buter le dragon. Il n'y a pas de meilleure réponse évidente, plusieurs sont acceptables et on prend plaisir à se dire qu'on va faire de son mieux. Le jeu ne récompense pas notre tactique, on est simplement content de soi "trop bonne idée" (ou pas "j'aurais pas du faire ça").
    Pour du simulationnisme, le but est de coller à un genre. Un jeu comme Conan ou Cobra, à partir du moment où le jeu reprend une étiquette aussi forte, a forcément une part de simulationnisme, non ? Je doute que ces jeux (pas lu donc c'est vraiment une supposition) récompensent ou chiffrent notre façon de jouer comme le Héros. Pourtant, je pense que si je jouais à ça, je pourrais prendre mon plaisir en me disant "j'aurais très bien vu la scène dans la série" ou bien "je suis sûr que Cobra aurait fait un truc comme ça aussi", avec le risque pour ces 2 exemples que tous les joueurs fassent le même perso-clone du Héros. Mais je pense que ce plaisir peut s'élargir à "oh ouais, c'est tout à fait ça le genre", un peu comme cette partie de viking où j'ai chargé le boss en hurlant "qu'Odin guide mon bras", inutile mais très Thorgal, un role-play qui aura animé un combat bien fade (j'ai tué le boss en 1 coup). Le role-play, n'est-ce pas un vide créatif ? et cet article sur "ayez le courage de prendre des décisions débiles", ça n'est pas pour procurer du plaisir à reproduire un genre ?

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    1. Quelques précisions en réponse à tes différents points soulevés:
      - clairement le problème concernant l'échelle d'Honneur dans L5A, c'est qu'il devrait exister une référence précise pour savoir quand suite à un certain acte, le niveau d'Honneur monte ou descend. Mais cela veut dire qu'une fois cette référence fixée, la liberté de choix des joueurs vis-à-vis des actions de leurs personnages est contrainte et limitée, enfin pas tant que ça, puisque comme tu l'as souligné, le score d'Honneur n'a pas énormément d'influence comme paramètre de jeu.
      - les mécaniques de résolution ne sont là que pour maintenir la pression sur les joueurs, et oui tu as raison, il faut qu'il existe une situation instable pour initier le cercle vertueux décrit par V. Baker. Les choix faits par les joueurs, poussés par les mécaniques, permettront de répondre aux thèmes du jeu, sur leur positionnement par rapport à la foi, au pêché et au jugement.
      - comme dit juste au-dessus, je crois qu'il ne suffit pas que le scénario soit axé sur cette problématique, il faut aussi que les mécaniques de jeu tournent autour de cette problématique, en laissant libre l'option des joueurs sur ce qu'ils veulent en faire (comme exprimé dans un commentaire sur le blog de V. Baker, "tu ne pas peindre une toile déjà peinte"), pour qu'ils répondent à leur manière à ce qu'ils estiment être leur vision de l'Honneur.
      - en fait mon souci avec le simulationnisme c'est que la toile est déjà peinte en quelque sorte, tu as déjà une référence à laquelle te comparer pour savoir si tu es bien dans le ton ou pas, du coup ta liberté narrative et créative est très contrainte. Tu ne peux pas répondre librement à un dilemme, puisque tu sais déjà quelle doit être la réponse appropriée pour coller au genre. Je crois que la "récompense" du jeu à tendance simulationniste est exactement ce que tu avances, c'est à dire une reconnaissance des autres participants de l'adéquation de ta proposition avec le genre joué (c'est un peu le même genre de reconnaissance que celui que tu peux avoir à DD4 quand tu fais une attaque avec un pouvoir particulièrement adapté à la situation, et si je ne me trompe pas cela se traduit dans Prosopopée par le fait de donner des dés à un joueur quand on apprécie ce qu'il décrit, non?). Mais en fait j'ai l'impression que c'est juste le signe que tous les joueurs sont dans une même démarche créative...et ça ne me donne pas plus d'idée sur ce que pourrait bien être le vide créatif dans un jeu à tendance simulationniste...

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