dimanche 4 mai 2014

Eloge de la fuite vers l'imaginaire

Avant-propos : le précédent billet vous a présenté les principes introduits par Henri Laborit dans son livre "Éloge de la fuite". Dans ce nouveau billet, je vais vous livrer encore une fois un extrait de ce livre qui démontre cette fois l'importance pour l'homme d'avoir l'opportunité de fuir dans l'imaginaire quand aucune autre action ou échappatoire ne lui est possible ou autorisée.




L'imaginaire - la fuite créative


Nous avons défini l'agression (Laborit, 1971) comme la quantité d'énergie capable d'accroître l'entropie d'un système organisé, autrement dit de faire disparaître sa structure. A côté des agressions directes, physiques ou chimiques, l'agression psychosociale au contraire passe obligatoirement par la mémoire et l'apprentissage de ce qui peut être nociceptif pour l'individu. Si elle ne trouve pas de solution dans l'action motrice adaptée, elle débouche sur un comportement d'agressivité défensive ou, chez l'homme, sur le suicide. Mais si l'apprentissage de la punition met en jeu le système inhibiteur de l'action, il ne reste plus que la soumission avec ses conséquences psychosomatiques, la dépression ou la fuite dans l'imaginaire des drogues et des maladies mentales ou de la créativité.

Animal, l'Homme l'est. Il en possède les besoins, les instincts primordiaux, ceux d'assouvir sa faim, sa soif et sa sexualité, ses pulsions endogènes en quelque sorte, suivant un certain rituel propre à son espèce. Il en possède aussi les possibilités de mémorisation à long terme, les possibilités d'apprentissage. Mais ces propriétés communes aux mammifères sont profondément transformées par le développement de propriétés anatomiques et fonctionnelles qui résultent sans doute du passage à la station debout, à la marche bipède, à la libération de la main, à la nouvelle statique du crâne sur la colonne vertébrale, au développement rendu possible alors du naso-pharynx permettant l'articulation des sons et le langage. Avec celui-ci, le symbolisme et la conceptualisation apparaissent. Avec les mots permettant de prendre de la distance d'avec l'objet, une possibilité nouvelle d'associativité, donc de création d'imaginaire nous est donnée.

Je pense que l'on n'a pas suffisamment insisté jusqu'ici sur cette idée simple que le système nerveux avait comme fonction fondamentale de nous permettre d'agir. Le phénomène de conscience chez l'homme, que l'on a évidemment rattaché au fonctionnement du système nerveux central, a pris une telle importance, que ce qu'il est convenu d'appeler « la pensée » a fait oublier ses causes premières, et qu'à côté des sensations il y a l'action. Or, nous le répétons, celle-ci nous parait tellement essentielle que lorsqu'elle n'est pas possible, c'est l'ensemble de l'équilibre d'un organisme vivant qui va en souffrir, quelquefois jusqu'à entraîner la mort. Et ce fait s'observe aussi bien chez le rat que chez l'homme, plus souvent chez le rat que chez l'homme, car le rat n'a pas la chance de pouvoir fuir dans l'imaginaire consolateur ou la psychose. Pour nous, la cause primordiale de l'angoisse c'est donc l'impossibilité de réaliser l'action gratifiante, en précisant qu'échapper à une souffrance par la fuite ou par la lutte est une façon aussi de se gratifier, donc d'échapper à l'angoisse.

Quelles peuvent être les raisons qui nous empêchent d'agir? La plus fréquente, c'est le conflit qui s'établit dans nos voies nerveuses entre les pulsions et l'apprentissage de la punition qui peut résulter de leur satisfaction. Punition qui peut venir de l'environnement physique, mais plus souvent encore, pour l'homme, de l'environnement humain, de la socio-culture.

Les pulsions sont souvent des pulsions fondamentales, en particulier sexuelles. Elles peuvent être aussi le résultat d'un apprentissage : la recherche de la dominance qui permet aux pulsions fondamentales de s'exprimer plus facilement en milieu social, ou la recherche de l'assouvissement d'un besoin acquis, besoin qu'a fait naître la socioculture. Il en est de même pour la mise en jeu du système inhibiteur de ces pulsions qui fait aussi bien appel aux lois civiques et à ceux qui sont chargés de les faire respecter, qu'aux lois morales qu'une culture a érigées. Toutes sont orientées de façon plus ou moins camouflée vers la défense de la propriété privée des choses et des êtres.

Enfin, chez l'homme, l'imaginaire peut, à partir de notre expérience mémorisée, construire des scénarios tragiques qui ne se produiront peut-être jamais mais dont nous redoutons la venue possible. Il est évidemment difficile d'agir dans ce cas à l'avance pour se protéger d'un événement improbable, bien que redouté. Autre source d'angoisse par inhibition de l'action.

La possibilité que possède l'homme de créer de l'information à partir de son expérience mémorisée et d'en façonner le monde physique, créativité qui fut le facteur de la réussite de l'espèce sur la planète, fait qu'il se considère avant tout comme un producteur. Ses rapports sociaux ont été considérés comme des rapports de production. Mais comme cette production n'est pas entièrement enfermée dans le cadre de la production de biens marchands et que l'espèce semble avoir toujours créé des structures en apparence gratuites, même lorsqu'elles étaient reprises pour les faire pénétrer dans le circuit des marchandises, on a depuis longtemps divisé les activités humaines en activités artistiques et techniques.

Le créateur doit être motivé à créer. Pour cela, il doit généralement ne pas trouver de gratification suffisante dans la société à laquelle il appartient. Il doit avoir des difficultés à s'inscrire dans une échelle hiérarchique fondée sur la production de marchandises.

Par contre, l'appréciation de la valeur de l’oeuvre étant pratiquement impossible, tant l'échelle en est mobile, affective, non logique, l'artiste conserve un territoire vaste pour agir et surtout une possibilité de consolation narcissique. S'il n'est pas apprécié, aucun critère objectif solide ne permettant d'affirmer que les autres ont raison, il peut toujours se considérer comme incompris. Envisagée sous cet aspect, la création est bien une fuite de la vie quotidienne, une fuite des réalités sociales, des échelles hiérarchiques, une fuite dans l'imaginaire.

Si le plaisir est lié à l'accomplissement de l'acte gratifiant, si le bien-être résulte de l'assouvissement de celui-ci, assouvissement provoquant un état stable, bien que passager car il disparaîtra avec la réapparition du besoin, pulsionnel ou acquis par apprentissage, il me semble que le bonheur est lui aussi un état stable mais moins passager, car il enferme entre ses bras la succession répétée du désir, du plaisir et du bien-être. Être heureux, c'est à la fois être capable de désirer, capable d'éprouver du plaisir à la satisfaction du désir et du bien-être lorsqu'il est satisfait, en attendant le retour du désir pour recommencer. On ne peut être heureux si l'on ne désire rien. Le bonheur est ignoré de celui qui désire sans assouvir son désir, sans connaître le plaisir qu'il y a à l'assouvissement, ni le bien-être ressenti lorsqu'il est assouvi.

Nous avons déjà dit au chapitre précédent que cette recherche du plaisir était canalisée par l'apprentissage socio-culturel, car la socio-culture décide pour vous de la forme que doit prendre, pour être tolérée, cette action qui vous gratifiera. Il est ainsi possible de trouver le bonheur dans le conformisme, puisque celui-ci évite la punition sociale et crée les besoins acquis qu'il saura justement satisfaire. Des sociétés qui ont établi leurs échelles hiérarchiques de dominance, donc de bonheur, sur la production des marchandises, apprennent aux individus qui les composent à n'être motivés que par leur promotion sociale dans un système de production de marchandises. Cette promotion sociale décidera du nombre de marchandises auquel vous avez droit, et de l'idée complaisante que l'individu se fera de lui-même par rapport aux autres. Elle satisfera son narcissisme.

Avouons que, jusqu'ici, le bonheur tel que nous avons tenté de le définir se dérobe. Limité à l'assouvissement des pulsions, il rencontre un adversaire qu'il ne pourra vaincre : les règles établies par les dominants. S'il se soumet à ces règles et malgré les compensations narcissiques, hiérarchiques, consommatrices ou autres, qui tenteront de le détourner de ses motivations premières, ce bonheur sera toujours incomplet, frustré, car lié à une recherche jamais satisfaite de la dominance dans un processus de production de marchandises.

Heureusement pour l'Homme, il reste encore l'imaginaire. L'imaginaire s'apparente ainsi à une contrée d'exil où l'on trouve refuge lorsqu'il est impossible de trouver le bonheur parce que l'action gratifiante en réponse aux pulsions ne peut être satisfaite dans le conformisme socio-culturel. C'est lui qui crée le désir d'un monde qui n'est pas de ce monde. Y pénétrer, c'est « choisir la meilleure part, celle qui ne sera point enlevée ». Celle où les compétitions hiérarchiques pour l'obtention de la dominance disparaissent, c'est le jardin intérieur que l'on modèle à sa convenance et dans lequel on peut inviter des amis sans leur demander, à l'entrée, de parchemin, de titres ou de passeport. C'est l'Éden, le paradis perdu, où les lys des champs ne filent, ni ne tissent. On peut alors rendre à César ce qui est à César et à l'imaginaire ce qui n'appartient qu'à lui. On regarde, de là, les autres vieillir prématurément, la bouche déformée par le rictus de l'effort compétitif, épuisés par la course au bonheur imposé qu'ils n'atteindront jamais.

Finalement, on peut se demander si le problème du bonheur n'est pas un faux problème. L'absence de souffrance ne suffit pas à l'assurer. D'autre part, la découverte du désir ne conduit au bonheur que si ce désir est réalisé. Mais lorsqu'il l'est, le désir disparaît et le bonheur avec lui. Il ne reste donc qu'une perpétuelle construction imaginaire capable d'allumer le désir et le bonheur consiste peut-être à savoir s'en contenter. Or, nos sociétés modernes ont supprimé l'imaginaire, s'il ne s'exerce pas au profit de l'innovation technique. L'imagination au pouvoir, non pour réformer mais pour transformer, serait un despote trop dangereux pour ceux en place. Ne pouvant plus imaginer, l'homme moderne compare. Il compare son sort à celui des autres. Il se trouve obligatoirement non satisfait. Une structure sociale dont les hiérarchies de pouvoir, de consommation, de propriété, de notabilité, sont entièrement établies sur la productivité en marchandises, ne peut que favoriser la mémoire et l'apprentissage des concepts et des gestes efficaces dans le processus de la production. Elle supprime le désir tel que nous l'avons défini et le remplace par l'envie qui stimule non la créativité, mais le conformisme bourgeois ou pseudo-révolutionnaire.

Il en résulte un malaise. L'impossibilité de réaliser l'acte gratifiant crée l'angoisse, qui peut déboucher parfois sur l'agressivité et la violence. Celles-ci risquent de détruire l'ordre institué, les systèmes hiérarchiques, pour les remplacer d'ailleurs immédiatement par d'autres. La crainte de la révolte des malheureux a toujours fait rechercher par le système de dominance l'appui des religions, car celles-ci détournent vers l'obtention dans l'au-delà la recherche d'un bonheur que l'on ne peut atteindre sur terre, dans une structure socio-économique conçue pour établir et maintenir les différences entre les individus. Différences établies sur la propriété matérielle des êtres et des choses, grâce à l'acquisition d'une information strictement professionnelle plus ou moins abstraite. Cette échelle de valeurs enferme l'individu sa vie durant dans un système de cases qui correspond rarement à l'image idéale qu'il se fait de lui-même, image qu'il tente sans succès d'imposer aux autres. Mais il ne lui viendra pas à l'idée de contester cette échelle.

Pour conclure : si en fuyant dans l'imaginaire nous cherchons vraiment à échapper aux contraintes, aux interdictions et aux frustrations du réel, nous préférerions sans doute ne pas les retrouver dans cet espace imaginaire. Si lorsque nous nous réunissons pour faire une partie de jeu de rôle, nous acceptons volontiers les contraintes du système de règles, c'est parce que ces contraintes sont voulues et acceptées par tous. Si par contre un autre système de dominance se met en place dans cet espace imaginaire, n'est-ce pas alors à ce moment là que de nouvelles frustrations apparaissent, avec cette fois cependant aucune possibilité d'échappatoire si ce n'est un retour au réel pour retrouver les anciennes contraintes ? Qu'en pensez-vous ? Avez-vous déjà éprouvé ce genre de frustrations en jeu ? En avez-vous identifié l'origine ? 

1 commentaire:

  1. Jé, ce serait bien de nous indiquer la fin de l'extrait du livre (ou alors ton seul commentaire se résume à l'avant propos et la conclusion ?)
    enfin bon, je dis ça mais dès la lecture des premières lignes j'ai eu comme un violent mal de crane...
    ce n'est pas du tout mon style de livre ;)
    -Bano.

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