samedi 9 août 2014

Le "Problème Pandémie" - Le méta-problème des jeux coopératifs

Avant-propos : j'ai lu récemment le livre d'Ignacy Trzewiczek, "Board Games ~That Tell~ Stories". Ce livre se veut d'abord une compilation des meilleurs articles de son blog qui relate son expérience en tant que concepteur de jeux de plateau. Mais en seconde partie de ce livre, on peut trouver une collection de témoignages d'autres auteurs de jeux comme Bruno Cathala, Seiji Kanai, Rob Daviau ou bien encore Mike Selinker. C'est le témoignage de ce dernier que je vais en partie traduire et présenter ici. Il aborde ce qu'il appelle le "Problème Pandémie", du jeu éponyme, et qui en fait pourrait se généraliser comme le problème des jeux coopératifs.




Trouver le remède au "Problème Pandémie"


Mike Selinker raconte :

"Le problème des jeux coopératifs est un méta problème. Ce n'est pas un défaut des règles ou une intention délibérée du jeu. C'est un problème avec les gens qui y jouent. Pour l'expliquer, je dois retourner aux origines du jeu de rôle.

Quand D&D est apparu dans les années 70, les règles décrivaient un joueur appelé "the caller". Ce n'était pas une classe de personnage comme le guerrier ou le clerc. C'était un rôle hors du jeu qui complétait le "mapper", dont le boulot était de tracer la carte du donjon. Le boulot du "caller" était de surveiller ce que le mapper dessinait et de prendre des décisions stratégiques pour toute l'équipe d'aventuriers. Un "caller" aurait pu dire cela :
"Le guerrier charge le gobelours pendant que le magicien arrose ses sbires gobelins avec des missiles magiques. Pendant ce temps, l'elfe se faufile derrière le gobelours pour lui planter une dague dans le dos."
Notez qu'il n'est pas clair quel personnage le "caller" jouait. C'est sans importance. Il les jouait tous.
Avec une personne faisant les "calls", le jeu était une expérience équilibrée. Le DM jouait un côté et le "caller", habilement encouragé par le reste du groupe, comme voulu, jouant l'autre côté. Tout ce qui restait à effectuer c'était les jets de dés.

Quand les éditions suivantes de D&D sortirent, le rôle du "caller" diminua puis disparu complètement. Les concepteurs du jeu ont réalisé que les joueurs voulaient faire leurs propres choix, ainsi désigner une personne parlant au nom de tout le monde était contre-productif. Le système d'initiative, qui détermine dans quel ordre les personnages agissent, a rendu le "caller" obsolète, puisque chaque joueur était mis en avant l'un après l'autre.

Avancée rapide dans les années 80, quand les jeux semi-coopératifs apparaissent. Les jeux quasi similaires Scotland Yard et la Fureur de Dracula mettent en avant un joueur incarnant un méchant (Mr X et Dracula), et tous les autres joueurs se battent contre lui. Ceci met clairement en parallèle la dynamique DM / joueurs des jeux de rôles, et le "Problème Pandémie" était né, 20 ans avant que le jeu Pandémie ne soit créé.

Dans une partie de la Fureur de Dracula, les chasseurs vont comploter contre le personnage incarnant  Dracula, et ensuite, assez souvent, un des chasseurs va dire quelque chose dans le style:
"Lord Godalming va à Barcelone, puis Dr. Steward va à Clermont-Ferrand et ensuite Van-Helsing va à Zagreb."
Dans un sens, il n'y a rien de mauvais dans ce type de stratégie. Avoir un chasseur "leader" rend le boulot de chacun plus facile, puisque tous les joueurs, y compris celui incarnant Dracula, savent ainsi ce qu'il va advenir. Le problème survient quand le joueur disant cela n'est en fait pas vraiment intéressé par l'opinion des autres. Cela se traduirait par une phrase plutôt dans le style:
"Okay, tu vas à Barcelone, et toi à Clermont-Ferrand. Ensuite, j'irai à Zagreb. Voilà ce que nous faisons."
En réalité, personne ne tenait un flingue sur la tempe de ces joueurs. Certains pourraient avoir voulu un commandant charismatique. Mais certains préfèraient alors rentrer chez eux. Réduit au fait de regarder deux joueurs s'amuser, Dracula et le "chasseur leader", certains joueurs trouvèrent qu'ils avaient mieux à faire avec leur temps."

Mike Selinker explique ensuite, qu'après la sortie de Pandémie en 2008, il a rencontré des joueurs qui ont juré de ne plus jamais jouer à des jeux coopératifs uniquement du fait de leurs mauvaises expériences avec des "callers" à Pandémie. Mike Selinker propose deux solutions pour résoudre le problème des jeux tels que Pandémie :
- faire un jeu coopératif en le rendant moins coopératif, c'est à dire en créant un twist à un moment du jeu avec l'apparition d'un traître (Betrayal at House on the Hill, Battlestar Galactica, Chevaliers de la Table Ronde par exemple),
- faire un jeu où les joueurs tiennent à leur personnage. C'est ce qu'il annonce avoir accompli avec le jeu de cartes Pathfinder.

Pathfinder - le jeu de cartes



Mike Selinker dit qu'il a créé avec ce jeu une nouvelle sorte de persistance (la même idée que Risk Legacy), rendant possible le fait que le personnage évolue, change et même meurt, ceci en laissant le joueur garder et remodeler son personnage pas seulement durant une partie, mais pendant des mois voire des années. Un personnage commence avec un éventail de cartes: 5 sorts, 3 armes, 2 bénédictions, etc. Et pendant un scénario, les personnages acquièrent quelques unes de ces cartes en plus. Mais à la fin, ils doivent revenir à leur configuration de jeu initiale, c'est-à-dire que pour chaque carte d'un type donné qu'ils ont gagné, ils doivent se séparer d'une autre carte du même type. Mike Selinker dit qu'il a basiquement créé le jeu de deck-building le plus lent du monde. Et que cela marche.

"Les joueurs se sont attachés au personnage qu'ils ont choisi. En acquérant de nouveaux objets et sorts, ils savaient qu'à la fin, ils mettraient en commun toutes leurs nouvelles acquisitions lorsqu'ils reconstitueraient leur deck. Mais en fait, ils ne le firent pas. Pas totalement en tout cas. Quand un joueur disait, "ce sort de soins est mieux pour toi que pour moi", le sous-titre était, "je l'aurai bien gardé, mais j'ai de meilleurs choix, et je veux que tu le prennes pour que tu puisses me soigner quand j'en aurai besoin si les choix que j'ai fait ne se montrent pas si efficaces que cela." Encore une fois, ils étaient dans le même camp, jusqu'au moment où ils ne l'étaient plus."
Mike Selinker attribue la popularité de son jeu à l'attachement des joueurs pour leur personnage en directe violation de l'esprit coopératif du jeu. Ma courte expérience avec ce jeu ne me permet pas en l'état de juger de l'objectivité de cette affirmation, d'autant que mon personnage est mort lors du second scénario...alors on ne peut pas dire que je m'y étais réellement attaché !

Et dans le jeu de rôle ?


La définition du "Caller" dans l'édition Moldvay de Basic D&D est la suivante :
THE CALLER: One player should be chosen to tell the DM about the plans and actions of the party. This player is the caller. The players may tell the DM what their characters are doing, but the game runs more smoothly when the caller relays the information. The caller should be sure to check with each member of the party before announcing any actions (such as "We'll turn right" or "The thief will check for traps"). The caller is usually a character with a high Charisma score, and should be near the front of the party, where the character would be able to see what the DM describes.
Il était tout de même précisé que le "Caller" devait voir avec le reste du groupe avant de déclarer les actions...mais il est possible qu'à certaines tables de jeu cette règle, comme d'autres, n'ait pas été appliquée à la lettre.

Lors de notre campagne à D&D4, nous avions mis en place la "minute de réflexion", durant laquelle avant chaque tour de combat nous mettions au point une stratégie commune pour le tour, permettant d'assigner à chacun en concertation son rôle pour le tour de combat, et ce en essayant d'optimiser les compétences de chaque classe de personnages présents. Ceci n'était pas parfait, et il est arrivé lors de certains combats où un personnage avait l'ascendant et dominait totalement un monstre, que d'autres joueurs se sentent frustrés que ce dernier ne veuille pas partager le "kill"...

Ironiquement, un jeu comme Agôn, que certains dénigrent parce qu'il introduit un semblant de compétition (amicale) entre les joueurs et leurs personnages, a une règle pour gérer les problèmes de "leadership" entre les joueurs. Si plusieurs joueurs ne sont pas d'accord sur la marche à suivre, il suffit de départager les personnages avec un test d'éloquence, et le vainqueur décide alors de ce qu'il advient.

Pour conclure : le problème présenté ici n'est en aucun cas exclusif au jeu Pandémie (que je n'ai d'ailleurs jamais testé) car il se retrouve dans de nombreux autres jeux: Andor, Zombicide, L'île Interdite, pour n'en citer que trois auxquels j'ai joué et qui me viennent à l'esprit. Et vous, connaissez-vous d'autres jeux, qu'ils soient de rôle ou de plateau, qui présentent ce problème ? Avez-vous une idée pour résoudre ce problème ? A moins que vous ne considériez que ce n'est pas un problème ? Si vous avez joué au jeu de cartes Pathfinder, que pensez-vous de l'avis de Mike Selinker et de sa proposition pour gérer le "Problème Pandémie" ?

4 commentaires:

  1. Je trouve surprenante l'opinion que porte Selinker sur son jeu. Pas que j'y ais joué beaucoup plus que toi mais quand dans les règles, il est écrit qu'on peut joué cartes visibles pour que "chacun" puisse aider à faire le bon choix (et je comprends "chacun" par "celui qui connait le mieux le jeu" ou "celui qui a la grande gueule", que je résume par "celui qui joue à la place des autres"), je ne perçois pas le caractère individuel du jeu. Quand les règles disent qu'un joueur peut jouer avec plusieurs personnages, il ne fait qu'écrire ce qu'il se passe réellement à la table d'un jeu coopératif (ou au moins tel qu'il le perçoit et je le partage tout à fait). C'est grosso modo ce que je fait avec mon fils de 8 ans qui découvre le jeu, surtout quand il fait la feignasse et qu'il ne lit pas ses cartes ou qu'il ne veut pas jeter son chien parce qu'il aime bien le dessin du gros toutou alors que la carte est nulle.
    S'attacher à son perso ? ce n'est pas une solution car les autres joueurs sont autant dans la mouise (fin de l'aventure difficile avec un personnage de moins, suite de la campagne difficile avec un personnage non évolué qui rejoint la table), ils ont donc tout intérêt à sauver un personnage. Je reviens sur pathfinder après.
    Un jeu coopératif sans ce symptôme ? oui, runeâge. Evidemment, en mode coop, pas versus. Il est évidemment possible pour un joueur de jouer avec plusieurs armées contre le jeu. Alors pourquoi chacun joue "seul" ? parce que le jeu est beaucoup plus complexe. Il nécessite de bien connaître son deck, de maîtriser la stratégie de son peuple... Difficile pour un joueur de jouer seul plusieurs deck, ou alors en prenant du temps. Quand j'ai amené de nouveaux joueurs à ma table, je leur ai bien sûr donné les conseils de départ s'ils ne les percevaient pas après 2-3 parties mais après 3 tours, c'est trop difficile de s'occuper des decks des autres, ou alors ça prend beaucoup de temps, et l'un des intérêt du jeu est d'être très dynamique. Au début de chaque tour, on se répartit un peu les tâches pour optimiser le tour car le jeu est dur à battre mais on se fait confiance, ça reste le plus efficace.
    Pour en revenir à pathfinder, le problème reste que le jeu est trop simple (au niveau où j'en suis en tout cas) et comme c'est le deck building le plus lent du monde d'après l'auteur lui-même, ça n'est franchement pas dur de maîtriser plusieurs decks à la fois.

    Autre jeu, histoire de me rallier à Brand : Andor. C'est un jeu coopératif. Il faut savoir optimiser certains tours pour gagner car c'est quand même chaud. Quand je joue avec toi Jé, on a le même degré de maîtrise sur ce jeu. Globalement, nous jouons tous les 2 les 2 personnages. Mais ça reste coopératif parce que pour gagner, on n'est pas trop de 2 pour trouver la bonne stratégie. Ceci dit, ça ressemble beaucoup à une partie de candy crush quand je joue avec ma femme : on est 2 à regarder l'écran pour trouver le meilleur coup. Ca ne veut pas dire que c'est un jeu coopératif. Car c'est aussi valable pour le solitaire, une réussite... Pour en finir avec Andor, quand je joue avec quelqu'un d'autre que Jé, qui ne connais pas le jeu, je me retrouve clairement dans la position du "caller". Je pourrais dire aux autres ce qu'ils doivent faire, mais c'est chiant, mais je suis sûr de gagner. Ou je pourrais me taire, mais on pourrait perdre, et c'est chiant de finir une partie quand tu sais depuis 3 tours que tu vas perdre.

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  2. Suite...

    Pour finir, le jdr. Même si il faut un objectif commun pour justifier la coop, il faut que le jeu permette des choix individuels, qui ne repose pas sur une décision tactique (car s'il y a un meilleur choix que les autres, ce n'est plus un choix mais un défi) mais sur une décision vraiment individuel, de goût. Par exemple, ton personnage veux se spécialiser à l'arc ou au javelot ? Veut-il entrer dans la guilde des crânes rouges ? Après sa carrière d'écuyer, va-t-il suivre une carrière de chevalier ou de mercenaire (warhammer est très bon sur ce point là)... Des choix qui orientent la campagne, pas des choix pour vaincre un obstacle (car il y en aura toujours un plus efficace que les autres).

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  3. "Le problème n'est pas avec le jeu, mais avec ceux qui y jouent". La question est donc plutôt de choisir avec qui l'on joue, et se mettre d'accord entre joueurs sur ce que l'on attend du jeu et comment on veut l'aborder - et donc de choisir un jeu qui va correspondre à cette vision. Dans les parties de JdR, ça rejoint la problématique joueur/personnage : si je joue un perso qui a beaucoup en charisme/leadership et que je suis assez timide et réservé, ça va être difficile si les autres joueurs ne m'aident pas un peu. Dans mes souvenirs, il y a toujours discussion entre les joueurs pour décider de ce que l'on veut faire. Le but est quand même de former une équipe, même si, comme disait Shiryu, il faut aussi que les choix individuels puissent se faire, et pas seulement sur la couleur de la cape. La campagne doit s'orienter selon le choix des joueurs, et non le contraire (j'ai pris tel ou tel classe, mais au final je ne me sers jamais de mes pouvoirs et on aurait besoin de tel ou tel autre, donc je vais changer).

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    1. En fait se mettre d'accord avec les joueurs c'est déjà pallier un manque des règles à ce sujet. Je pense qu'il y a déjà pas mal d'aspects à formaliser dans ce qu'on appelle le contrat social, et donc que les choses qui peuvent être cadrées par des règles devraient l'être dès la conception du jeu, d'autant si elles participent et cherchent à émuler certaines caractéristiques du jeu.

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