Avant-propos : deuxième billet à propos des philosophies antiques, cette fois-ci sur les principes épicuriens. Comme pour le stoïcisme, peu d'écrits ont été sauvés et nous sont parvenus intacts, et ce bien qu’Épicure fut un écrivain très fécond avec environ trois cents ouvrages. Hélas, il ne nous reste à disposition de l’œuvre d’Épicure seulement quelques sentences et maximes, ainsi que trois lettres se rapportant chacune respectivement à l’une des trois parties de la philosophie épicurienne (la physique, la canonique et l’éthique). Les notions développées ci-dessous proviennent principalement de la Lettre à Ménécée qui traite de l’éthique.
Contrairement à ce qui est communément associé au terme "épicurien", Épicure montre qu'il faut avoir une vie particulièrement austère, une vie où le plaisir n'est pas dans la chair, mais dans l'ataraxie, c'est à dire l'absence de troubles. En effet, selon lui, le malheur des Hommes provient du fait qu'ils craignent des choses qui ne sont pourtant pas à craindre et qu'ils désirent des choses qu'il n'est pas nécessaire de désirer et qui de toutes façons leur échappent. Leur vie se consume ainsi dans le trouble des craintes injustifiées et de désirs insatisfaits. L'ataraxie est la seule voie possible pour atteindre la paix de l'âme ; la suppression des craintes et des désirs permet l'accès au plaisir.
Quels sont les principes épicuriens ?
La philosophie d’Épicure se résume en une seule maxime à travers le tetrapharmakos, le quadruple remède : "Les dieux ne sont pas à craindre, la mort ne donne pas de souci, le plaisir est facile à obtenir et la douleur, facile à supporter."
Les dieux ne sont pas à craindre
Les dieux dans l'Antiquité sont représentés sous diverses formes avec diverses fonctions. Ils tiennent une place importante sur ce qui advient après la vie, dans leur royaume. Cet espace inconnu - après la mort - est, de fait, l'objet de toutes les imaginations et de tous les fantasmes sur la puissance de ces dieux. Toutefois, l'inconnu suscite la crainte, et celle-ci contamine aussi le moment présent, le vivant. La démarche d’Épicure consiste à considérer l'ensemble de la nature comme physique, matérielle, sans aucun lien avec des éléments, substances, organisations métaphysiques quelconques issus des dieux ou d'autres croyances. La position d’Épicure relève d'une philosophie immanente : il n'y a pas, selon lui, de transcendance quelconque qui se trouverait au-dessus des Hommes et serait représentée par des dieux, des mythologies ou autres. Ce n'est pas pour cela qu'ils n'existent pas mais ils n'ont pas d'actions envers les Hommes qui agissent, vivent, évoluent dans un plan d'immanence le plus parfait. Tout est ici et maintenant, pris en charge autant que mis en œuvre par les Hommes, que ce soit le bien comme le mal, le bon et le mauvais, l'éthique et la morale. Les Hommes n'ont pas à craindre la colère des dieux, ni une vengeance ou punition ; ils n'ont pas non plus à en attendre des bienfaits, récompenses ou miracles. Ce principe d'immanence irrigue toute la philosophie épicurienne. Si tout est matériel, l'âme l'est aussi. Par conséquent l'âme peut être façonnée, notamment par soi. Et ce travail de la pensée, de la réflexion sert à montrer des évidences comme le fait que les dieux ne sont pas à craindre, ou encore que la mort n'est rien.
L'inexistence de la mort
Nier l'existence de la mort est une façon de ne pas la craindre. En effet, le fait de placer chaque jour la mort devant soi permet d'atteindre la grandeur d'âme. Cet exercice quotidien de la mort est l'un des points communs entre l'épicurisme et le stoïcisme. La mort est toujours à apprivoiser, c'est une donnée avec laquelle chacun doit composer de son vivant. Simplement dans l'épicurisme la mort est à mépriser, à nier car elle est inexistante. En effet, la mort nous est tout à fait étrangère, elle n'est pas là puisque nous sommes en vie, il est alors impossible de spéculer dessus, ou alors à mauvais escient. C'est dans la Lettre à Ménécée qu'il expose cet avis : "Accoutume-toi à penser que la mort, avec nous, n'a aucun rapport ; car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or, la mort est privation de sensation. [...] Le plus terrifiant des maux, la mort, n'a donc aucun rapport avec nous, puisque précisément, tant que nous sommes, la mort n'est pas là, et une fois que la mort est là, alors nous ne sommes plus. Ainsi, elle n'a de rapport ni avec les vivants ni avec les morts puisque pour les uns elle n'est pas, tandis que les autres ne sont plus."
Subvenir aux désirs naturels et nécessaires
Il s'agit de se méfier des plaisirs qui ne sont pas naturels et semblent pouvoir rendre heureux. Le plaisir est constitutif de nos désirs et il s'agit pour atteindre le plaisir et être heureux, de savoir contrôler ses désirs. Épicure explique que ce sont ces désirs qui d'ailleurs sont communs aux Hommes et aux animaux. Il y a des désirs naturels et nécessaires, des désirs naturels mais non nécessaires, et des désirs non naturels et non nécessaires.
- Les premiers désirs, naturels et nécessaires, sont les désirs fondamentaux que sont manger et boire. Il est naturel de manger et de boire, et c'est nécessaire pour se maintenir en vie. Ces désirs sont ceux qu’Épicure invite à rechercher exclusivement. La vie heureuse est fondée sur cette recherche de plaisirs simples, de modération.
- Les deuxièmes désirs sont les désirs naturels mais non nécessaires. Le fait de manger des plats fins ou de se nourrir avec excès, l'activité sexuelle également, peuvent être classés dans cette catégorie.
- Les troisièmes et derniers désirs sont ceux qui ne sont ni naturels ni nécessaires. Se trouve parmi ceux-là la recherche de l'argent, du pouvoir, des honneurs. Ces désirs non seulement ne sont ni naturels ni nécessaires à l'Homme pour vivre, mais lui sont nuisibles dans sa quête de vie heureuse.
Cette division des désirs ne suppose pas seulement que la vie heureuse réside dans l'obligation de vivre d'un peu d'eau et de pain, mais fonde la vie heureuse sur l'ataraxie. Épicure remet les choses à leur juste place, et montre que la vie heureuse dépend non pas d'un hasard ou d'un destin, mais des choix que l'on fait. Il faut donc se demander pour tout désir s'il est naturel et nécessaire, sachant que dans le cas contraire, si on ne le satisfait pas, il ne s'agira pas de souffrir car il n'est pas constitutif d'une vie heureuse.
Quels exercices spirituels y sont associés ?
C'est dans les trois lettres à ses disciples que l'on peut trouver des exercices spirituels chez Épicure, surtout dans la troisième, celle adressée à Ménécée, puisqu'elle s'interroge sur les modes de vie.
Comme chez les stoïciens, la pratique de la philosophie épicurienne prend corps dans la concentration sur soi, la prise de conscience de soi qui se trouve mise en place dans l'ascèse. Cette ascèse consiste à se concentrer sur les désirs naturels et nécessaires, à porter aussi son attention sur la conscience du moi dans le présent, en évitant de projeter ces désirs dans le futur. C'est pourquoi aussi la méditation, la concentration est intimement liée à l'exercice de la mort qu'il faut garder à l'esprit : il faut vivre chaque moment comme s'il était le dernier.
Le tetrapharmakos doit être vécu en continu pour être réellement efficace. Il s'agit de l'exercer quotidiennement pour l'ancrer dans la conscience. Ce tetrapharmakos rassemble en effet toutes les propositions épicuriennes : les dieux ne sont pas à craindre, puisqu'ils ne sont pas de ce monde. La mort n'est pas à craindre, puisque tant que nous sommes vivants elle n'est pas là, et quand nous serons morts elle ne sera plus là. Le plaisir est facile à se procurer, car il s'agit de se contenter des choses naturelles et nécessaires. Enfin la douleur est facile à supporter, car elle est soit éphémère, soit si terrible que l'on finit par en mourir.
L'ataraxie, c'est aussi l'absence de troubles acquise par l'anticipation, mais pas par une préméditation des maux comme chez les stoïciens. Épicure parle plus précisément d'une vue des choses utiles ou nuisibles. Dans la lettre à Hérodote, il fait allusion à ces anticipations en recommandant d'opérer des "projections" de la pensée sur les choses, de se demander par exemple : est-ce que cette action sera utile d'une façon ou d'une autre si je l'accomplis? quelle conséquence aura cet acte si je l'effectue? cela peut il être nuisible? Voilà les simples questions que recommande de se poser Épicure, cela dans le seul objectif de porter à la conscience les conséquences des actions que nous menons ou nous allons mener en essayant autant que faire se peut de les projeter en termes d'intérêts ou nuisances possibles.
Dans la Lettre à Ménécée, Épicure souligne la similitude entre la recherche philosophique et la recherche du bonheur : "Celui qui dit que le temps de philosopher n'est pas encore venu, ou que ce temps est passé, est pareil à celui qui, en parlant du bonheur, dit que le temps n'est pas venu ou qu'il n'est plus là."
Pour conclure : loin des idées préconçues sur l'épicurisme, cette philosophie se montre également exigeante et repose sur une ascèse stricte. Sa force repose sur le fait que ses principes puissent être résumés par une simple maxime qu'il est aisé de conserver à l'esprit afin d'appliquer quotidiennement ce quadruple remède. Cette philosophie a-t-elle votre préférence par rapport au stoïcisme? Ses principes vous semble-t-il plus facilement applicables?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire